J’étais ton Loup…
Avril avait été un mois pluvieux, et ce jour-là semblait ne pas vouloir démentir cette constante. Les allées du cimetière de Veytaux étaient boueuses, et des rafales de vent terminaient de tremper ce jeune homme, debout devant cette tombe dont la stèle grise n’était agrémentée que par ce visage souriant, encadré par ces boucles rousses et illuminé de ce regard pétillant duquel il n’arrivait pas à se soustraire.
Qui aurait pensé… que tu étais si proche de la vérité…
Il tenait dans ses mains un bouquet, magnifique arrangement de roses, apparemment choisies avec le plus grand soin. Benoit s’accroupit, déposant avec une extrême délicatesse les fleurs sur la sépulture, geste assez inattendus si l’on ne s’attardait que sur son apparence de skateur négligé.
Ses yeux se fermèrent un instant. Les souvenirs remontaient à nouveau. Autoroute A9, tard dans la nuit, à l’entrée sud du tunnel de Glion. La route était dégagée, la visibilité bonne malgré un bitume un peu humide. Il n’aurait pas du perdre le contrôle du véhicule, rien ne le destinait à le perdre. Pourtant, c’est dans l’angle du mur d’entrée que l’avant de sa vieille chariote vint s’encastrer, déformant le capot, les ailes, et l’habitacle du véhicule. Le tableau de bord avait explosé sous l’impact et le pare-brise s’était évaporé en un millier d’éclats scintillants. Puis vint la douleur, alors que le métal, et même le plastique, avait traversé ses chairs, déchirant sa hanche et sa cuisse, broyant le genou. Un cri de stupeur sur sa droite, puis le sang. Du sang partout...
A la douleur aurait dû succéder la mort. Il était épinglé, punaisé contre son siège. Puis tout devint flou. La rage, la colère, l’envie de vivre, mais surtout la peur… La peur qu’avait éveillée ce cri. La tôle se froissa, ce qui restait du pare-brise vola en éclats alors qu’un éclair illuminait un court instant la scène. Tranché net, le toit avait été ouvert comme une boite de sardine, et ce qui s’extirpait de la carlingue, couvert de poils et de sang, ne semblait avoir qu’une seule intention. Le métal n’était plus un obstacle, ni les câbles, et encore moins le plastique, seul comptait son but, la silhouette qu’il devinait plus qu’il ne voyait dans cet enchevêtrement froissé.
Un nouveau flash. Le bitume humide, la pluie battante et ce vent, aux échos annonciateurs de malheur. Ce qui avait été une vieille mais néanmoins fière antiquité était à présent défoncée, éventrée, des morceaux de sa carlingue gisant sur la route tout autours du véhicule. Et le sang… A nouveau le sang qui s’écoulait sur ses genoux. Non plus le sien, mais celui de la frêle silhouette qu’il tenait dans ses bras couverts de fourrure. Benoit ne voyait pas les blessures de la jeune femme. Il n’avait d’yeux que pour son visage, qui même maculé de sang, gardait cet air angélique qui ne le quittait jamais.
Ses paupières s’ouvrirent, et cette main, cette patte si imposante et pourtant si délicate, repoussa les mèches de cheveux collés à la peau de son front et de ses joues. C’est sur un faciès de loup que le regard de Cynthia se posa. Le monde vacillait autours d’elle, mélange de sensations inhibées et de pensées virevoltantes. C’est un monstre qui la soutenait, une créature fantastiques des mythes et légendes de son enfance. La où d’autres auraient usé leurs derniers instants dans une crise de terreur, elle se contenta de fixer les deux billes dorées qui la fixait. Un regard si animal et pourtant si humain, qui cachait derrière sa sauvagerie la douleur d’un cœur que l’on déchire par à-coups. Elle savait qui il était, il n’y avait aucun doute possible. Et c’est l’inéluctable échéance de cet instant qui étouffait la flamme brûlant dans ces yeux bestiaux.
Une main tremblante se posa sur son museau, caressante. Lui était incapable de dire quoi que ce soit même si un son aurait voulu glisser hors de sa gueule garnie de crocs d’une blancheur immaculée. Elle, par contre, se contenta de lui murmurer un « Je t’aime… » alors que ses yeux se fermaient dans un ruissèlement de larmes, pour ne plus jamais se rouvrir. Un hurlement se fit entendre, à des centaines de mètres à la ronde, un hurlement à glacer le sang, sorti tout droit des vieilles craintes humaines. Dans ce chant dansait toute l’émotion de celui qui souffre et qui s’effondre… Quand son cœur n’est plus que lambeaux…
Maintenant je suis la… Devant toi… Seul, à espérer qu’une part de toi ait survécu, quelque part… Que tu veilles encore à ce que je vais devenir… Je te dois tout…
Il baissa la tête, parcourant la terre meuble de ses yeux, remontant lentement jusqu’à la stèle, sur laquelle son regard se fixa à nouveau, sur cet ange aux iris émeraudes.
Elle te doit surtout de se trouver à plusieurs mètres sous tes pieds…
La voix qui venait de lâcher, presque cracher, ces paroles portait dans le ton utilisé toute la colère, la haine, que semblait éprouver son propriétaire. Elle était rocailleuse, et visiblement gênée par un rhume relativement prononcé.
Benoit se releva lentement, comme si chaque muscle de ses jambes se mettait en branle l’un après l’autre. Il ne tourna pas tout de suite la tête vers son interlocuteur, semblant puiser la force nécessaire dans la joie qui marquait les traits de Cynthia, sous le plastique transparent. Tout aussi lentement, il fit volte face, détaillant l’homme qui se tenait derrière lui. Grand, large d’épaules, athlétique malgré sa cinquantaine passée. Son visage était fermé, un regard perçant posé sur le jeune homme, qui aurait sans doute fait froid dans le dos même au plus inconscient des loubards auxquels il était confronté fréquemment. Mais Benoit ne sourcilla pas un instant.
Peut-elle seulement prétendre qu’elle vous doit un quelconque moment de bonheur depuis ces dernières années ?
Ses yeux défiaient l’arrivant avec autant de colère retenue que ses mots. Son interlocuteur ne broncha pas, détaillant longuement l’insolent, trempé dans ses larges jeans, son pull ayant visiblement accumulé suffisamment d’eau pour en remplir un seau.
C’est la dernière chance que je te donne Benoit… Fous le camp de ce cimetière… Disparait de cette ville… Et n’y remets jamais les pieds…
La menace était très clairement sous-entendue. Il savait pertinemment que le jeune homme ne se laisserait pas intimider, comme ces jeunes coqs nouvellement arrivés dans la basse-cour. Et c’était tout à son intérêt.
Benoit fourra ses mains dans les poches de son pantalon, et s’approcha lentement de son ex-futur beau-père. Son regard croisa le sien, et si la tension entre les deux hommes avait pu être visible, des éclairs se seraient mis à crépiter devant leurs visages. D’un ton neutre et calme, le jeune homme souffla quelques mots à son interlocuteur.
Les choses sont ce qu’elles sont… Et ses sentiments sont ce qu’ils sont… A cela… Vous ne pourrez jamais rien y changer…
Le jeune homme passa son chemin, sans rien ajouter, même si son poing le démangeait de lui présenter cette mâchoire carrée. Toute velléité de violence se voyait pourtant refreinée. Pour Benoit, il n’y avait qu’elle… Il n’y avait que Cynthia… Et il savait qu’à ce moment là, elle marchait à ses côtés...
Lun 28 Avr - 9:26