Eïm et Melearys

Alors que Koran Rogh s'endort tranquillement, les deux compagnons se retrouvent sous une tente. La Combattante toujours perturbée par la rencontre avec Galehim semble perdue dans ses pensées, rongée par des questions qui paraissent sans réponses. Quelques instants silencieuse, elle finit par demander au Voyageur d'une voix dénuée d'assurance.

- Si tu étais à ma place, avec le cadeau que Kalimsshar m'a fait et qu'il s'agissait de Dame Zylia, que ferais-tu ?

Fixant le Voyageur de ses grands yeux bleus, une grande détresse émane d'elle.

Eïm s'installe confortablement sur un tapis Zûl, jambes croisées. Il détend avec soin son arc, le posant sur ses cuisses.

- Je serais sans doute dans le même état que toi.

Il indique d'un geste la place face à lui.

- Assieds toi je te prie.

Il attend que la Combattante prenne place l'observant longuement sans un mot avant de reprendre.

- Un choix doit se faire pour toi, celui-ci sera douloureux...

Le voyageur continue de défaire l'armature de son arc déposant consciencieusement chaque pièce devant lui.

- ... voir celui qu'on aime disparaitre... s'éloigner de toi emportant avec lui tout ce à quoi tu rêvais, croyais, vivais... noyant ton peuple dans le sang avec comme seul rêve : lui rendre son honneur perdu depuis si longtemps... l'honneur qu'on leur a volé et qui les a emportés dans le désespoir d'avoir été trahis par ceux qui auraient dû les sauver...

Galehim a fait le sacrifice de sa liberté pour redonner à son peuple sa noblesse et sa force... payant le prix de sa propre damnation. De ce prix, il a fait le serment d'épargner à d'autres... la souffrance de tout perdre... d'être à jamais seul... de son choix il t'épargne la douleur de tomber... Il ne vit que dans l'espoir de sauver celle qu'il aime et qu'il ne veut pas voir souffrir... tout faire pour cet espoir aussi insensé puisse-t-il être... quelque soit le prix.

Ce choix reste le sien et nous nous devons de le respecter même si nous ne le comprenons pas... ne pas le faire serait détruire ce à quoi il croit de toute son âme et... détruire la nature même de son sacrifice...

Petite fleur des sables, tu souffres de son choix, comme je souffre de savoir qu'un jour je verrai mourir Zillia sans pouvoir rien faire d'autre que d'être présent ce jour-là... comme j'ai trop souvent vu mourir les personnes que j'aime... impuissant... un prix que je paie depuis longtemps... Même si... un cadeau comme le tien, fait par Kalimshaar, pouvait épargner Zillia, la faire vivre... je ne ferai pas le choix de l'utiliser... ce serait la faire souffrir de me voir mourir à sa place... et je ne peux pas lui imposer ce choix... j'accepterai la souffrance de la voir mourir... Nous offrant le temps qu'il peut rester, les joies et les bonheurs de la vie.

Kalimshaar t'a offert un cadeau au prix élevé... et il est tentant de l'utiliser... pour sauver Galehim en portant sa damnation. Tu sais mieux que quiconque ce que cela coûtera mais beaucoup de personne sont prêtes à payer volontier ce prix, pour sauver celui ou celle que elles aiment...

Maintenant, petite fleur des sables, deux choix s'offrent à toi... celui d'user du présent de Kalimshaar, sauver Galehim. Mais tu te damnes à sa place... te retrouvant seule... Le privant du choix qu'il a fait à la fois pour toi et votre peuple.

Et tu peux refuser ce présent... et laisser Galehim accomplir son choix... et préserver l'espoir qui l'a guidé jusqu'ici... espoir sans doute vain... mais il est ce qui le maintient pour l'instant dans la force de croire que c'est encore possible...

Deux choix qui apporte la souffrance et un grand sacrifice... mais aussi l'amour.

Veux-tu l'aimer en prenant sa place et lui imposer la souffrance de connaître ce que tu vivras ou veux-tu l'aimer pour ce qu'il est, un homme noble, plein d'espoir... et donner un sens à son sacrifice en portant la souffrance de le voir se damner...

Toi seule, décide... mais je serai là quoiqu'il advienne.

Melearys, silencieuse, les bras croisés, le regard bas, écoute attentivement. Ses yeux bleus s'emplissent de larmes : celles de la colère impuissante. Elle ne pleure pas, elle rage contre le monde, contre le choix qu'a fait l'homme qu'elle aime, contre les étoiles tyranniques qui guident les pas des hommes. Ces larmes sont de celles qui brûlent plus qu'elles ne soulagent. De celles qui ont nourrit le sol de son désert natal le jour où elle a compris que son unique amour l'avait quittée pour son peuple, le jour où ses enseignements ont rejoins les profondeur de Kali. Malgré tout il semble qu'elle comprenne ce que son ami Voyageur lui explique. Ou plutôt, elle entend enfin ce qu'elle avait toujours su sans jamais vouloir l'accepter. Toujours muette, elle relève les yeux vers Eïm. Son regard est farouche, ampli d'une colère héritée de ses ancêtres Zûls. D'une voix nouée elle murmure quelque chose une première fois puis le répète avec plus d'assurance dans sa langue natale :

- Je le refuse !

Les phalanges blanchies, les yeux fixes mais toujours humides, elle regarde son ami avant de reprendre :

- Notre destin ne peut être scellé de la sorte. C'est un pile ou face dans le quel je perds à chaque fois. Je le refuse ! Toute notre existence, aussi misérable et insignifiante soit elle, ne peut se résumer par un choix aussi limité. Soit je laisse Galehim endosser sa damnation, risquer l'avenir de mon peuple et au final je le perds, soit je reprends celle-ci mais pour un résultat qui sera sans aucun doute le même. Il doit exister une autre option, un chemin différent qui finira d'une autre manière. Tout est une question de choix, mais celui-ci n'a pas d'importance si la finalité reste inchangée. Cela voudrait signifier que nous sommes pareille à des marionnettes attachées au fil d'un destin qui n'a que faire de notre propre volonté et cela je le refuse !

Peu à peu la Combattante reprend son calme et demande à Eïm.

- Toi qui sembles si proche de l'esprit même de Kalimsshar, de celui qui prétend toujours laisser le choix, pourquoi penses-tu qu'il m'ait laissé cette option alors que tout pousse à croire que mon sacrifice ou celui de Galehim ne changera rien à notre avenir ? Ne crois-tu pas qu'il existe un troisième chemin qui pourrait mener à une autre destination ?

Melearys attend cette réponse comme une bouffée d'air dont elle semble manquer profondément.

Le Voyageur regarde longuement la Combattante Zûl, un de ses rares sourires sur les lèvres. Il semble la détailler, la scruter, la couver d'un regard tendre et acéré terminant de défaire son arc dont les parties sont désormais disposées devant lui. Il pense à cette question importante de Melearys : Pourquoi ?

Tous ont posé cette question d'une simplicité déconcertante mais fondamentale. Peu de personnes ont eu une réponse satisfaisante car elle n'est que rarement rassurante et définitive.

- Kalimshaar, par ses présents, apporte le choix. Par le choix nous forgeons notre vie... nous décidons quel chemin nous voulons suivre et de quelle manière... Beaucoup s'arrêtent à une seule voie... Par faiblesse, par force,... par peur... par courage, par incompréhension... par facilité... Tout ce qui fait d'eux ce qu'ils sont... humains. Mais certains décident que c'est à eux de former leurs propres choix... les créer aux travers des choix qu'on veut leur imposer...

Eïm laisse son sourire s'épanouir alors qu'il n'a pas cessé de fixer Melearys.

- Tu a été de celles qui ont choisi une seule voie tracée telle une destinée immuable et, jusqu'alors, claire. Etre une fière combattante du peuple Zûl dont la foi envers les Dragons ne souffre aucune hésitation, aimante et aimée. Tes choix n'ont été guidés qu'ainsi jusqu'à... ce que tu te retrouves à choisir par impuissance. Tout te persuadant que rien ne pouvait être fait comme tu l'espérais vraiment et qu'il était vain d'essayer... Pantin... pion... marionnette... suiveuse... voilà ce que tu as toujours été jusqu'à ce jour... Mais depuis peu... tu ne veux plus être le jouet d'autres et créer tes propre choix... sans croire que c'est vain... Voilà ce que Kalimshaarr t'a réellement offert. Etre maîtresse de ta vie et forger tes propres choix.

Le Voyageur plante un drac dans le sable, sur la tranche et termine en Zûl

- Ce choix existe bel et bien... petites fleurs des sables et je suis fier de voir celle que j'ai toujours vu... Melearys Kan, Combattante Zûl farouche et fière, digne descendante de son peuple !

Un sourire vient illuminer le visage bien sérieux de la Zûle. Les paroles d'Eïm ont, visiblement, réussi à réconforter la Combattante. Pendant quelques instants, elle regarde la pièce posée sur la tranche, la récupère, efface la trace laissée dans le sable et fixe une nouvelle fois le Voyageur.

- Tu as raison, j'en ai assez d'être un pantin.

Elle jette alors la pièce en l'air, la rattrapant avant que celle-ci ne touche le sol.

- Et plutôt que miser sur la tranche, peut-être que notre meilleure arme serait encore de ne pas laisser le temps au choix de se poser. Ne penses-tu pas ?

Melearys affiche une mine satisfaite, comme si une idée venait de germer dans sa tête.